Jouer ou ne pas jouer: pourquoi les raisons données par carlos santana pour ignorer le boycott d’israël sont pour le moins douteuses
Publié le , Mis à jour le
Catégorie : Global
Thèmes : Racisme
Depuis que le boycott culturel d’Israël a fait son apparition en 2006, un nombre croissant d’artistes, de musiciens et d’écrivains ont rejoint ce combat. Tout de suite après l’appel initial, quelque 94 artistes emmenés par le célèbre critique et écrivain britannique John Berger, avec les musiciens et compositeurs Brian Eno et Léon Russelson, les cinéastes Sophie Fiennes, Elia Suleiman et Haim Bresheeth, la documentariste Jenny Morgan; le chanteur Reem Kelani, les écrivains Arundhati Roy, Ahdaf Soueif et Eduardo Galeano ont appelé leurs collègues à ne pas se rendre ni exposer ni jouer en Israël. Berger a ajouté une remarque personnelle à l’appel :
Le boycott est une protestation active contre deux formes d’exclusion qui persistent, en dépit d’autres formes de protestation, depuis plus de soixante ans – presque trois générations.
Au cours de cette période, l’État d’Israël s’est constamment exclu de toute obligation internationale de tenir compte des résolutions de l’ONU ou du jugement de tout tribunal international. À ce jour, il a défié 246 résolutions du Conseil de Sécurité.
Une conséquence directe de cet état de fait est que sept millions de Palestiniens se sont vus dénier le droit de vivre comme ils le souhaitent sur une terre internationalement reconnue comme la leur ; et maintenant, chaque semaine qui passe les prive de leur droit à tout avenir en tant que nation.
Ici aux États Unis, des lauréats du prix Pulitzer, Alice Walker, Junot Diaz et Viet Thanh Nguyen, les musiciens Chuck D et Boots Riley, les journalistes Barbara Ehrenreich, Ben Ehrenreich, Naomi Klein et Dave Zirin et plus de 400 autres artistes, musiciens et auteurs ont endossé le boycott, tandis que Lauryn Hill et Pharrell Williams ont annulé leurs concerts en Israël. Pourtant, au moment d’écrire ces lignes, l’un des plus célèbres et influents musiciens des États Unis a refusé d’accepter le boycott, en dépit de ses positions progressistes sur bien des questions sociales.
Alors que chaque individu a bien sûr le droit et, certes, la responsabilité d’agir selon ce qui lui semble approprié, en fonction de ses convictions, deux éléments méritent d’être notés quant à la résistance de Santana au boycott culturel. Tout d’abord, Santana a démarré comme héros de la contre culture. Avec des orchestres comme Sly and the Family Stone, l’équipe originelle de Santana était remarquable par sa composition multiraciale et par la fusion tout aussi éclectique de différentes traditions musicales. À la fin des années 1960 et pendant les années 1970, de nombreux musiciens prenaient des positions politiques dans leur musique et leurs actions – en particulier autour de la guerre du Vietnam, des manifestations étudiantes, du black power et de diverses causes pour al libération. La musique et l’action politique étaient tournées vers l’extérieur, exploratoires, synthétiques, défiant les frontières et, dans bien des cas, militantes. Le chef d’œuvre de Marvin Gaye, What’s Going On (Qu’est ce qu’il se passe) était un appel à la conscience et à la solidarité. Gaye disait : « en 1969 ou 1970, je me suis mis à complètement revoir ce que je voulais que dise ma musique… J’ai été très affecté par les lettres que mon frère m’envoyait du Vietnam, aussi bien que par la situation ici, au pays. J’ai réalisé qu’il me fallait laisser de côté mes propres fantasmes si je voulais écrire des morceaux qui atteignent l’âme des gens. Je voulais qu’ils regardent ce qu’il se passait dans le monde ».
Santana n’est pas étranger au militantisme. Il est le fondateur de la Fondation Milagro (miracle) dont la croyance fondamentale est que « les enfants méritent partout de vivre en ayant pleinement accès à la santé, à l’éducation et à des opportunités de se développer comme êtres humains créatifs » il semble qu’il ait maintenant l’opportunité de faire une déclaration puissante en faveur des enfants palestiniens pour qu’ils aient juste droit à ça.
Mais, alors que ceux qui l’encouragent à respecter le boycott ont bien montré les nombreux et flagrants exemples de déni par Israël de la santé et de l’éducation aux enfants palestiniens, dans ce cas, Santana paraît être encore une personne « progressiste sauf dans le cas de la Palestine ». Apparemment, il a un sens spécial de ce que comporte le terme « partout » et de quels enfants méritent ces droits.
Sur la page d’accueil de la Fondation, ce message laconique :
« Carlos Santana est un citoyen du monde et il joue sa musique et diffuse son message d’Amour, de Lumière et de Paix partout où il va. Carlos croit que le monde ne devrait pas avoir de frontières, aussi n’est-il pas détourné ni découragé de jouer où que ce soit sur cette planète. Avec son orchestre, il a hâte de jouer en Israël cet été ».
Les représentants de Santana n’ont pas rappelé Salon pour d’autres commentaires.
Une fois de plus, il est décevant, pour ne pas dire plus, que Santana puisse prétendre que « le monde ne devrait pas avoir de frontières » lorsqu’en fait Israël a créé et maintient une des frontières les plus illégales et meurtrières au monde – la prison à ciel ouvert qu’est Gaza et la Cisjordanie. Il est clair que ce qu’il veut dire réellement est que personne ne l’encadrera, pour quelque raison que ce soit.
Si cette insistance sur lui-même et sur son droit à jouer sa musique partout où il en a envie – même dans un pays où un nombre considérable d’habitants sera empêché d’assister à son concert – ne suffisait pas, Santana a aussi enregistré une vidéo où il manifeste son enthousiasme à l’idée d’aller jouer en Israël. On peut le voir lire un court texte exprimant son espoir que sa prestation aide (d’une certaine manière) à « mettre fin au conflit ». Il faut noter que la vidéo a été produite par StandWithUs (Soyez avec nous) et Creative Community for Peace (Communauté créative pour la paix). Une organisation de militants israéliens, Boycott from Within (Boycott de l’intérieur) a adressé une lettre à Santana pour s’assurer qu’il était conscient que ces groupes sont payés par le gouvernement israélien pour promouvoir sa politique d’occupation et d’apartheid.
Le Jerusalem Post indique que ce projet a été initié par le bureau du Premier Ministre israélien en collaboration avec StandWithUs : « l’initiative, dans laquelle StandWithUs sera en étroite coordination avec la Direction de l’Information Nationale du Bureau du PM, est conçue pour « éduquer la jeunesse sur comment utiliser les réseaux sociaux pour l’éducation et la diplomatie publique ». Ainsi, l’État d’Israël a offert une tribune à Santana, comme une part de son effort pour booster son image publique auprès des jeunes.
En réponse, une pétition a été envoyée à la fondation de Santana, des manifestations se sont déroulées sur le lieu de ses concerts à Stuttgart en Allemagne, à Rome en Italie et à Montreux en Suisse ; de nombreuses tentatives ont été faites pour rencontrer Santana et une vidéo a été largement partagée sur les réseaux sociaux lui demandant de ne pas jouer en Israël. On peut douter qu’il réponde. Il a assez de fortune et de prestige pour ne pas accorder d’importance à ces mouvements. Mais, le point de vue de la morale et de l’éthique ne peut pas être aussi facilement évacué au nom de la liberté artistique quand il s’agit de quelqu’un qui peut d’emblée faire un geste grandiose pour aider les enfants du monde sauf les enfants palestiniens, qui peut braver les frontières mais non faire une chaîne de solidarité avec ceux qui ne bénéficient pas de ce privilège et qui souffrent de façon dévastatrice et souvent mortelle de leur captivité, enfin quand il s’agit de quelqu’un qui utilise l’outil de propagande d’un État oppressif comme justification à une performance devant un choix de citoyens.
John Berger a précisé la nature spécifique des boycotts:
Comme l’a montré Nelson Mandela, le boycott n’est pas un principe, c’est une tactique qui dépend des circonstances. Une tactique qui permet à des gens, distincts de leurs gouvernements élus mais souvent lâches, d’exercer une certaine pression envers ceux qui sont au pouvoir sur ce que eux-mêmes, les boycotteurs, considèrent injuste ou immoral (dans l’Afrique du Sud blanche hier et en Israël aujourd’hui, l’immoralité était, ou est, une forme d’apartheid raciste).
Le boycott n’est pas un principe. Quand il le devient, il risque lui-même de devenir excluant et raciste. Aucun boycott, au sens que nous donnons à ce terme, ne devrait être dirigé contre un individu, un peuple ou une nation en tant que tels. Un boycott est dirigé contre une politique et contre des institutions qui sont le support de cette politique activement ou tacitement. Son but n’est pas de rejeter mais de faire advenir le changement.
Santana est peut-être opposé aux boycotts, aux restrictions de sa liberté. Il sera intéressant de voir s’il prononce un seul mot de soutien aux droits d’un peuple opprimé lorsqu’il jouera en Israël ou si au contraire il se contentera de mots creux « d’amour, de lumière et de paix » face à la souffrance des enfants palestiniens. Il serait bienvenu de s’inspirer de l’exemple de Marvin Gaye en mettant « ses fantasmes de côté » pour « regarder ce qu’il se passe dans le monde ».
David Palumbo-Liu est professeur, titulaire de la chaire Louise Hewlett Nixon de l’Université Stanford. Twitter : @palumboliu.
https://www.bdsfrance.org/jouer-ou-ne-pas-jouer-pourquoi-les-raisons-donnees-par-carlos-santana-pour-ignorer-le-boycott-disrael-sont-pour-le-moins-douteuses/
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