Viol accidentel
Publié le , Mis à jour le
Catégorie : Local
Thèmes : Racisme
Oui, les keufs ont violé Théo. Il n’est nul besoin de définition juridique pour que les faits s’imposent comme ceux d’un viol. Et toutes les périphrases sur « les actes de torture », « les actes ignominieux » sont autant de manières de ne pas vraiment dire ce qu’il s’est passé, de nier l’évidence : la BST d’Aulnay a violé un jeune homme noir et l’a insulté de « bamboula » et de « fiotte ». Il ne s’agit pas plus d’une bavure que d’un acte isolé, simplement de la réalité du maintien de l’ordre. Les témoignages des violences sexuelles commises par les flics sont nombreux : des viols en réunion de travailleuses du sexe au viol d’une touriste au Quai des Orfèvres, de ces dizaines de mineurs violés par une brigade de la BAC parisienne au viol commis par des policiers municipaux à Drancy qui nous rappelle furieusement l’histoire de Théo. A cette longue litanie s’ajoute le sexisme ordinaire que toutes celles qui ont eu un jour affaire à la police connaissent trop bien, des insultes aux fouilles de meufs par des hommes qui se transforment en séance de pelotage, de ces souvenirs d’humiliation en GAV à ces commentaires sur le physique et la moralité de la meuf qui porte plainte pour viol.
Théo rejoint ainsi la liste des dizaines de victimes de violences policières. Tous ces crimes ont en commun leur dimension majoritairement raciste et leur volonté de s’arroger un pouvoir sur les vies et sur les corps ; mais le viol, en tant que violence sexuelle, a une spécificité qu’il est difficile de nier. L’acte de viol est la volonté du violeur d’affirmer sa puissance absolue sur l’impuissance de sa victime et la « jouissance de l’annulation de l’autre, de sa parole, de sa volonté, de son intégrité. » (Virginie Despentes, King Kong Theory). Les viols ne sont ni des actes individuels, singuliers ou isolés, ils sont des rapports sociaux et politiques en ce qu’ils participent de l’incorporation des relations de pouvoir. Il s’agit de pénétrer les corps pour marquer leur vulnérabilité. Peu importe que les keufs aient pris ou non un quelconque plaisir sexuel à violer Théo et peu importe qu’ils aient utilisé une matraque plutôt que leurs sexes ; en violant Théo, ils ne cherchaient qu’à l’humilier et le détruire. Le viol de Théo n’est évidemment pas plus « accidentel » que celui de Drancy n’est « sans intention de violer », ils sont les outils politiques par lesquels la police prétend exercer son pouvoir sur les corps indésirables.
En témoignant à visage découvert et en dénonçant les keufs, Théo défie l’institution qui a voulu le soumettre. Par le viol, les keufs cherchent à réduire leur victime au silence. En effet, s’il est difficile pour une femme d’assumer un viol, ça l’est encore plus pour un homme. Clairement, pour les flics, il s’agissait d’attaquer la virilité supposée agressive de leurs victimes. Dans les processus de racialisation contemporains, c’est tout un imaginaire autour du « virilisme des garçons noirs et arabes » qui a été projeté et déployé. Dans les médias et les discours politiques, les hommes noirs et arabes de quartiers sont renvoyés à une masculinité stéréotypée, violente et dangereuse, qu’il s’agirait de dompter. Cette masculinité racialisée supposément menaçante est au cœur de discours et de dispositifs de pouvoir, qui, s’ils existent depuis l’esclavage et la colonisation, ont évolué avec le temps. Les maîtres blancs castraient publiquement leurs esclaves noirs, les colons français dévoilaient publiquement les femmes algériennes en supposant concurrencer le pouvoir des hommes algériens ; aujourd’hui le viol de Théo par la police et les insultes racistes et homophobes qui l’ont accompagné – dans un système où l’honneur se pense toujours au masculin et où la virilité est un symbole de pouvoir – sont l’affirmation à l’extrême de cette volonté raciste d’humilier l’autre pour affirmer sa supériorité sur lui.
Peu importe que Théo soit un « honnête citoyen » ou un « méchant dealer », les flics s’en foutaient et nous aussi. Dans les yeux des flics, Théo n’était qu’un mec noir, qui a eu l’outrecuidance de s’opposer publiquement à un contrôle musclé. La sanction en a été immédiate et publique. Ce qui se passait jusqu’alors dans les voitures de flics ou les cellules des commissariats a soudainement fait irruption dans la rue, sous les yeux de dizaines d’habitants du quartier pour paraphraser les journalistes. Même si on se doute que les keufs se seraient bien passés de la médiatisation qui s’en est suivie, le caractère public de l’agression était un message clair envoyé à tout le quartier. Cette volonté policière de marquer son pouvoir n’est que la continuation de la guerre sourde qui se livre continuellement contre les quartiers depuis des décennies. Le racisme d’État, en ce qu’il est « un racisme qu’une société va exercer sur elle-même, sur ses propres éléments, sur ses propres produits ; un racisme interne, celui de la purification permanente » constitue « l’une des dimensions fondamentales de la normalisation sociale. » (Michel Foucault, Il faut défendre la société). La guerre contre les quartiers, contre les noirs et les arabes qui y vivent ou qu’on assimile à ces espaces, en imbriquant logique sociale et logique raciale, est une manière, par la création d’ennemis à vaincre, de justifier l’existence de dispositifs de pouvoir que l’antiterrorisme va venir renforcer en alourdissant le sentiment de menace. La racialisation est cette tentative d’unifier un « nous » en définissant une altérité radicale constitutive d’un système de relations qui structurent le monde social. Si la racialisation n’est pas l’unique moteur des processus de différenciations, et que les possibilités de discriminer l’ami et l’ennemi sont infinies selon les situations, elle est, comme l’explique Fanon, ce qui rend possible la hiérarchisation sociale.
Ainsi, le racisme structurel, à travers les processus de racialisation, crée des catégories de personnes considérées comme inférieures sur lesquelles peuvent s’exercer à la fois un pouvoir sur la vie comme nous le rappelle le meurtre récent d’Adama, et un pouvoir sur les corps comme nous le montre le viol de Théo. Simultanément, dans les quartiers, le maintien de l’ordre se fait toujours plus pesant, de l’armement militaire des flics à la création de la BST. Les « plans de rénovation urbaine » se succèdent, s’accompagnant de déplacement de populations pour mieux briser les solidarités existantes et éviter que le feu de 2005 ne reprenne. La volonté d’étouffer toute velléité de révolte est clairement assumée par les gardiens de l’ordre, des travailleurs sociaux aux flics. Si le viol de Théo a été rendu possible par ces logiques combinées, il a aussi été l’étincelle qui a fait repartir un feu qui ne s’était jamais éteint. Malgré le durcissement des dispositifs de maintien de l’ordre, les multiples résistances quotidiennes continuaient de s’exprimer, que ce soit dans les sifflements pour prévenir de l’arrivée des flics dans le quartier, dans le refus de baisser les yeux lors d’un contrôle, dans les caillassages de voitures de keufs ou de pompiers… Tous ces multiples refus de la soumission se sont rencontrés dans les émeutes. Que ce soit dans des quartiers privés d’éclairage public, devant le tribunal de Bobigny ou dans les lycées, toutes ces résistances se sont faîtes collectives et ont déployé toute leur force.
Pourquoi faut-il que, dès que des violences patriarcales touchent des hommes, des textes de soutien reprennent des arguments masculinistes ?
Ici : “En effet, s’il est difficile pour une femme d’assumer un viol, ça l’est encore plus pour un homme.”
Ceci est un argument mascu. Dans un texte qui dénonce le viol en tant que prise de pouvoir basée sur la jouissance de l’impuissance de la victime, c’est très décevant.
Tout d’abord, qu’est-ce que ça veut dire, pour une femme, “assumer un viol”? Moi, ce verbe “assumer”, ça me fout bien la gerbe. Là, je m’adresse à/aux auteurices : vous-êtes qui pour parler d’assumer un viol ? Un viol, ça ne s’endosse pas. Personne ne devrait s’approprier un viol, avec cette idée sous-jacente qu’on pourrait peut-être en ressentir de la fierté ? Il n’y a rien à assumer lorsqu’on est victime de violeurs.
Ensuite, cette idée bien pourrie que ça serait plus difficile pour les hommes de parler des viols qu’ils ont subit que ça ne l’est pour les femmes. Bah oui, vieille rhétorique mascu. C’est comme pour les “violences domestiques”, bouhou les hommes qui vivent avec des femmes violentes et pour qui c’est soit-disant tellement plus dur d’en parler.
Mon cul, ouais. Faut voir avec quelle sollicitude la société toute entière les écoute, ces hommes qui sortent du bois pour nous raconter comment ils étaient avec une mégère. En vrai, parce qu’on est dans une société patriarcale où les femmes sont dressées à prendre en charge les hommes avant elles-mêmes, n’importe quel homme qui arrive en disant “j’ai été maltraité, violé, battu…” sera entouré de bienveillance et d’écoute. Ya qu’à voir comment ces questions sont traitées dans les médias (et non, je ne ferais pas la pub pour des documentaires mascu, diffusés sur des canaux de masse, ils sont faciles à trouver).
La seule raison pour laquelle les hommes parlent moins des viols qu’ils subissent, c’est parce reconnaitre qu’ils ont été violés revient à dire publiquement “j’ai été réduit à la position de femme”. Et ça, pour un homme, c’est la disgrace totale. Résultat, pour préserver leur honneur et leur place de dominant au sein du patriarcat, ils préfèrent ne pas parler des viols qu’ils subissent (de la part d’autres hommes, rappelons-le). Ca n’a rien à voir avec une quelconque difficulté à être pris au sérieux. Ca a à voir avec un choix délibéré pour continuer à faire partie du groupe dominant. A partir de là, ya aucune empathie à avoir, et il n’y a pas de soi-disant difficulté à parler pour les hommes. Ils ont qu’à renoncer à leur pouvoir. J’irai pas pleurer pour eux s’ils décident de garder le silence.