Quitter la France pour de longs mois, alors que la pénurie de mazout pointe le bout de son bec, que les syndicats sont déter’, que les transports sont à terre et que Castaner est toujours debout, quelle folie ! Vraiment, partir, c’est pourrir (au mieux) – pensais-je en crevant le plafond de mon bilan carbone à bord d’un coucou vers l’America Great Again de Trump. Cependant, et même si, ici non plus, y en a pas un sur cent, l’anarchie a quelques beaux restes dans le coin, comme l’a montré la récente Noise Demonstration de New York.

Le 31 janvier, à l’appel de l’Anarchist Black Cross, avait lieu un rassemblement au pied de la zonzon locale, le Metropolitan Correctional Center, un sacré dégueulis de béton qui mérite le nom caressant de « Guantánamo de New York ». Avec ses 800 détenu.e.s pour une capacité de 450, rendu.e.s barges par des conditions de détention sans nom, ladite taule se hausse au top des dispositifs barbares d’un pays qui concentre à lui seul 25% de la population carcérale (connue) de la planète. Devant ce monument grotesque de majesté et pitoyable d’inhumanité comme seuls les cerveaux autoritaires savent en produire, une centaine de tonitruant.e.s énergumènes de noir vêtu.e.s fêtaient le nouvel an en s’agitant, avec casseroles et fumigènes, tambours, pétards et fusées, interagissant ainsi avec les dépossédé.e.s qui répliquaient derrière leurs barreaux par des signaux lumineux. Un manifeste anti-carcéral entonné d’une seule voix par cette troupe solidaire enveloppa enfin la scène ; puis les mots “You are not alone”, scandés à l’unisson jusqu’à plus soif, débordèrent sur les avenues alentour, par-delà les bagnoles de cognes et l’infernal tribunal faisant l’angle. Rejaillissant et se répercutant sur les vitres des gratte-ciels, ces mots d’espoir formèrent un dense écho dont on pouvait croire qu’il ne finirait jamais de gronder.

L’anarchie par ici a donc de beaux restes, mais elle a aussi une histoire – que la fière Europe tend trop facilement à éclipser. Je ne reviendrai pas ici sur les communautés libres du premier XIXe siècle, qui virent dans ces étendues soi-disant inhabitées – et rendues presque telles à grands coups de pratiques génocidaires – un horizon des possibles infiniment ouvert, ni sur les grandes figures de l’anarchisme états-unien, dont je remarquerai seulement à quel point il fut cosmopolite et internationaliste, féminin et féministe, ostracisé et antiraciste, ainsi que l’illustrent les trajectoires de l’Italien Luigi Galleani, des Juifs lituaniens Emma Goldman et Alexander Berkman, de l’émigré allemand Johann Most ou de la fille d’esclave virginienne Lucy Parsons.

Les années 1880-1920, que l’on connaît surtout pour leurs grèves, leurs attentats et leurs rallies géants, sont moins familières du point de vue de la répression, et c’est précisément de cela que je compte dire quelques mots.

En la matière, la célèbre affaire du Haymarket Square, qui donna naissance aux célébrations du 1er mai, demeure un point de départ incontestable. Après avoir pendu les anarchistes George Engel, Adolph Fischer, Albert Parsons et August Spies, conduits à l’échafaud en entonnant la Marseillaise, l’État intensifia sa politique anti-anarchiste. Déjà, on agitait le torchon sanglant du Red Scare, du « péril rouge ». En 1892, Alexander Berkman tenta d’assassiner Henry Clay Frick, créateur du géant industriel U. S. Steel et prêt à briser les grèves de ses ouvriers par les moyens les plus meurtriers. Le directeur du FBI d’alors, J. Edgar Hoover, écrivit à cette occasion : « Emma Goldman et Alexander Berkamn sont, sans aucun doute, deux des anarchistes les plus dangereux de ce pays, et leur retour dans la société provoquera des dommages exorbitants ». Berkman fut jeté au trou immédiatement, et pour dix-huit ans ; Goldman connut aussi la prison à plusieurs reprises au cours des années suivantes.

Pendant ce temps, l’État perfectionnait ses mesquins dispositifs de surveillance, depuis le contrôle des empreintes digitales jusqu’aux procédés de bertillonnage – identification biométrique par photographie d’identité judiciaire. En même temps, il déployait tout l’arsenal du droit existant pour lutter contre le venin anarchiste. Et, vu que ces oiseaux-là venaient souvent de l’étranger, jetés sur les routes par leur propre flicaille, la première arme de l’État restait le droit de l’immigration. Dans une caricature de 1919, “Put them out and keep them out”, on voit ainsi un rouge (en l’occurrence identifié comme bolchevik, mais au diable la finesse dans la propagande !) brandir le flambeau de « l’anarchie » en s’infiltrant subrepticement sur la terre américaine pour y bouter le feu.

C’est d’ailleurs Emma Goldman elle-même qui inaugura, dans l’histoire du droit états-unien, le dispositif de « dénaturalisation » politique. La justice se creusait le crâne chauve depuis des années sur son cas, puisque cette anar avait obtenu la nationalité au moment de son mariage avec Jacob Kershner, Juif russe lui-même naturalisé. Un parfait petit stratagème fut alors pondu : on prouva que celui-ci avait menti sur quelques détails de sa vie au moment de sa propre naturalisation, ce qui suffisait à l’annuler, et à dénaturaliser du même coup la gênante libertaire ! Celle-ci vécut dès lors dans la crainte quotidienne d’une expulsion, qui intervint en 1919, lorsque les États-Unis décidèrent à s’en débarrasser en la refilant aux Soviétiques – qui n’en voulurent pas davantage…

Niveau répression, la situation se durcit après l’assassinat en 1901 du président des États-Unis William McKinley par un anarchiste – faisant écho à celui de Sadi Carnot en 1894, de l’impératrice Élisabeth d’Autriche à Genève en 1898, du roi d’Italie Umberto Ier en 1900… drôlement à la mode, le régicide ! C’est ainsi qu’en 1903 fut passé l’Immigration Act, qui interdisait l’entrée du territoire états-unien aux anarchistes. Tout bonnement. Celles et ceux qui étaient passé.e.s entre les mailles de ce filet anti-anar dans les décennies précédentes s’insurgèrent : et le premier amendement, la liberté de parole, tout ça, c’est pour les clébards ? La justice, pas folle, trancha : l’auto-préservation de l’État prime sur toute autre considération.

Les années qui suivirent présentent l’aspect d’une sordide descente aux Enfers du droit. Les idées anarchistes devenaient illégales en elles-mêmes, leur propagande et leur enseignement qualifiés de federal crime. Pendant ce temps, la police de New York se dotait d’une anarchist squad, tandis que l’on devisait dans les basses sphères de l’État d’un projet de déportation aux Philippines de tous les empêcheurs-de-gouverner-en-rond, ascendant poseurs de bombes. Un pas fut franchi en 1917 : en pleine guerre, alors que l’armée levait massivement de la chair à tranchées par conscription, Goldman et Berkman eurent la bonne idée de s’y opposer en fondant la No Conscription League. Cette action tomba sous le coup de l’Espionage Act de juin 1917, qui interdisait (sous peine de $10 000 d’amende et jusqu’à 20 ans de prison) toute manifestation d’hostilité à la guerre ou tentative d’obstruction aux levées de troupes. Fun fact ! C’est cette même loi qui permit aux États-Unis d’attaquer Julian Assange, Edward Snowden, ou encore les célèbres époux Rosenberg exécutés en 1953…
Le Sabotage Act de 1918 accrut encore la portée de ces dispositions en rendant illégale toute expression publique d’opposition à la guerre et de critique du gouvernement ou du président. Jamais deux sans trois : en 1918, le Sedition Act fut la cerise sur le gâteau liberticide, en proscrivant tout langage déloyal, scandaleux ou injurieux envers le gouvernement, la Constitution, l’uniforme ou le drapeau des États-Unis ! Autant d’extravagances juridico-policières qui accablèrent tout de même plus de deux mille personnes…

Le 16 octobre 1918, enfin, l’État policier revint à ses vieilles amours, en durcissant l’Immigration Act dans un sens visant explicitement les anarchistes. Je le cite, ça vaut son pesant de cacahuètes étatiques :

« Les étrangers anarchistes ; les étrangers qui prônent ou professent le renversement par la force ou la violence du Gouvernement des États-Unis ou de toute forme de légalité ; les étrangers qui nient ou refusent tout gouvernement organisé ; les étrangers qui prônent ou professent l’assassinat des personnalités publiques ; les étrangers qui prônent ou professent la destruction illégale de la propriété […] seront interdits d’entrée aux États-Unis.
Tout étranger dont il sera établi, quelle que soit la date de son entrée aux États-Unis, qu’il était au moment de son entrée, ou est devenu depuis lors, un membre de l’une des catégories d’étrangers énumérées […] sera placé en détention et déporté
 ».

Que faire de tout cela aujourd’hui, au-delà du constat que ces dispositions désormais supprimées persistent malgré tout dans le fait qu’un anarchiste ne peut pas devenir un citoyen des États-Unis ? Deux pistes.

 

  1. Tout d’abord, repenser aux dispositifs de résistance mis en place à l’époque, depuis la transformation des salles d’audience en véritables tribunes libertaires, jusqu’à l’instauration de caisses de défense judiciaires ainsi que d’un réseau d’organisations (comme la League for the Amnesty of Political Prisoners) et d’avocats militants – à l’instar d’Harry Weinberger, défenseur des prostituées, des objecteurs de conscience, des syndicalistes, des anarchistes… de tou.te.s les oublié.e.s du premier amendement en somme !
  2. Ensuite et enfin, observer les parallèles évidents entre l’arsenal juridique déployé avec les lois scélérates de 1893-1894 et ce droit pénal états-unien. Si le capital et ses Empires se moquent des frontières, la répression elle aussi se joue à une échelle transnationale, faisant circuler ses outils et ses logiques aux quatre coins du globe. Face à ces ombres lugubres et tentaculaires, la lutte sera internationaliste ou pourrira sur pied.